Que faisons-nous lorsque nous nous fixons des objectifs ?
Vivre sans but, c’est laisser l’aventure disposer de soi. L’idée d’écrire cet article m’était venue, après avoir lu « Le traité de l’efficacité » de François Jullien. Ce Philosophe et sinologue contemporain, compare dans cet ouvrage la notion d’efficacité dans la culture occidentale et dans la culture orientale.
Pli mental
Dans son livre François Jullien, nous explique que la tradition européenne, telle qu’elle nous vient des grecs, définit la notion d’efficacité en fonction d’une abstraction pensée en forme idéale (eidos) et projetée sur le monde, que la volonté se fixerait comme un but (telos) à atteindre. François Jullien nous présente cette tradition comme celle du plan dressé d’avance et de l’héroïsme de l’action. L’homme occidental choisi d’intervenir dans le monde et de donner forme à la réalité. « Je pense donc je suis » disait Descartes. Dans notre culture occidentale, un modèle théorique dicte sa conduite à la pratique censée l’incarner. Nous pensons notre action en fonction de buts et d’objectifs que nous souhaitons atteindre. Notre volonté et notre énergie, nous pousse à poursuivre ces buts conscients, à y mettre tous les moyens nécessaires. Ne dit-on pas : « Qui veut la fin, veut les moyens ».
En contre point, il nous parle d’une conception chinoise de l’efficacité qui apprend à laisser advenir l’effet (Wuwei). Au lieu de viser l’effet, l’idée est de le recueillir comme conséquence du potentiel de la situation pour le changement. Il s’agit de savoir tirer parti du déroulement d’une situation en se laissant porter par elle. François Jullien parle d’un décalage (de nos habitudes de pensée) afin de tenter de passer d’une idée d’efficacité imprégnée de volontarisme, à celle d’efficience sur fond d’immanence.
Buts conscients
Dans l’approche systémique et stratégique de l’école de Palo Alto**, l’intervenant prend en compte l’existence de ce pli de la culture occidentale donnant la priorité de l’esprit (la conscience réflexive) sur la pratique (la connaissance processive). Nombre de situations bloquées au sein des relations humaines peuvent s’expliquer par cette fixation culturelle sur des buts conscients (objectifs). Nos tentatives de solutions inefficaces reflétant cet entêtement compulsif à atteindre en vain l’objectif visé.
Gregory Bateson, à l’origine de réflexions sur les buts conscients, apporte des idées complémentaires pour éclairer la relative importance de se fixer des objectifs. Gregory Bateson s’est intéressé aux principes de la cybernétique pour décrire le fonctionnement des systèmes auto-régulés. Il assimile les systèmes humains en tous genres, (processus de civilisation, comportement humain, organisation humaine), à des systèmes auto réglables. Leur caractéristique fondamentale est de toujours être conservateurs de quelque chose (la survie comme finalité de ces systèmes). De son point de vue, 3 dispositifs humains à boucle de conservation sont repérables : l’individu, la société, l’écosystème. Ces systèmes sont, d’une certaine manière, compartimentés de telle façon qu’une partie ne puisse pas contrôler le tout. « Seule une quantité limitée d’informations sur ce qui se passe dans l’esprit semble être acheminée sur l’écran de la conscience »***.
Bateson nous indique, que le « Je » conscient ne voit qu’une partie de l’information élaborée inconsciemment au travers de liaisons synaptiques. Si nous prenons en compte ce principe, nous pouvons envisager que nous sommes guidés dans notre perception par certains buts.
Notre conscience est organisée en fonction d’un certain but. Elle nous permet d’obtenir rapidement ce que nous souhaitons. Bateson est très réservé sur l’adjonction de la technique à nos buts conscients. Il y voit là un moyen efficace d’accentuer la rapidité des déséquilibres entre la nature systémique de l’homme et sa conscience aveugle de cette nature. Son propos est de dire que le manque de sagesse systémique est toujours puni. Afin d’illustrer sa préoccupation, il nous raconte à sa manière l’histoire d’Adam et Eve.
« Il était une fois un jardin. Sur son sol riche poussait en abondance et en équilibre parfait, plusieurs centaines d’espèces. Dans ce jardin vivait deux anthropoïdes plus intelligents que les autres animaux. L’un des arbres du jardin portait un fruit qui était si haut qu’ils ne pouvaient l’atteindre. Ils se mirent à penser et ce fût là leur erreur. Car ils se mirent à penser en fonction d’un but. De fil en aiguille, Adam alla chercher une caisse vide, la mit sous l’arbre et monta dessus. Voyant qu’il ne pouvait toujours pas atteindre son but, il amena une seconde boîte qu’il empila sur la première. Il se hissa sur les deux boîtes et cueillit finalement la pomme.
Adam et Eve devinrent ivres d’excitation, c’était donc comme cela qu’il fallait procéder. Vous faites un plan ABC et vous obtenez D ! Ils commencèrent alors à se spécialiser dans ce genre d’opérations planifiées. Ils chassèrent ainsi hors du jardin leur idée de leur propre nature systémique, et celle de la nature systémique globale du jardin. Une fois Dieu chassé hors du jardin, ils se mirent à travailler suivant leur but et peu après le sol riche en humus disparut.
Adam se rendit compte qu’il était de plus en plus difficile de travailler la terre et il se mit à gagner son pain à la sueur de son front. En dépit de tous ses malheurs Adam continua à poursuivre ses buts et finit même par inventer le système de la libre entreprise».***
Bateson dit qu’il est probable que la conscience contient des déformations systématiques qui renforcées par la technique moderne deviennent nuisibles aux équilibres entre l’homme, sa société et son écosystème.
Dans le cadre de cet article, je pense que l’idée de se fixer des objectifs correspond à une pratique très naturelle et difficilement dissociable de notre volonté de progresser. Cependant, je m’interroge sur la pertinence de s’accrocher à ses (ces) objectifs lorsque tout montre que notre volonté de les atteindre est génératrice de blocages ou de conséquences lourdes pour nous, les autres ou notre environnement. Je me demande, quelle notion serait substituable à celle d’objectif.
Est-il possible pour une entreprise de s’abstenir de définir des objectifs. Peut-on faire du progrès une conséquence plutôt qu’un préalable ? Peut-on atteindre un but par le non agir ?
En abordant, la question de la définition des buts conscients, Gregory Bateson souhaitait attirer notre attention sur trois dérives de la pensée réflexive au détriment d’une conscience plus processive :
– L’habitude que l’homme a de changer son milieu plutôt que de se changer lui-même ;
– Le rapport de force entre buts conscients et environnement a rapidement changé au cours des deux derniers siècles et le progrès technologique ne fait qu’accélérer le rythme de changement de ce rapport.
– De nos jours la scène sociale se caractérise par l’existence de structures auto maximisant dont le statut est celui de « personnes morales » Mais d’un point de vue biologique, ces structures ne sont pas des personnes… Elles ne sont, en fait, que des assemblages de parties de personnes. Lorsque M. Dupont entre dans la salle de son conseil d’administration, il est censé limiter sa pensée aux buts spécifiques de la société en question ou bien à ceux de la partie de société qu’il est censé représenter. Fort heureusement, cela ne lui est pas entièrement possible et certaines décisions sont influencées par la partie plus large et plus sage de l’esprit. Mais idéalement M. Dupont est supposé agir comme une pure conscience non corrigée – une créature déshumanisée. ***
De mon de point de vue, si je m’intéresse au développement des relations humaines dans les organisations de travail, c’est parce que je pense que les hommes et femmes qui y travaillent ne peuvent pas y agir comme des créatures déshumanisées. Cet idéal difficile à atteindre fait, qu’en dépit d’un contexte fortement tourné vers la recherche de résultats économiques forts, ces entreprises restent profondément humaines. C’est-à-dire que tout ce qui s’y passe n’est pas forcément maîtrisable et prévisible. La conduite du changement, telle que nous la pratiquons dans l’approche de Palo Alto et notre mode d’intervention orienté vers le déblocage de situations aident les organisations à reprendre leur chemin.
Olivier Millet
Bibliographie :
* Traité de l’efficacité, François Jullien, Grasset
** L’Homme Relationnel, Jean-Jacques Wittezaele, Seuil
*** Vers une écologie de l’esprit, Gregory Bateson, Seuil
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