Conduite du changement: de l’individuel au collectif
Le changement, lorsqu’il affecte des individus ou qu’il nous touche apparaît toujours relativement mystérieux, incontrôlable, en tout cas si peu conforme à nos anticipations ! Sa conduite dans les affaires humaines et l’accompagnement que tout intervenant cherche à réaliser vis-à-vis des personnes qui le souhaitent font dès lors l’objet de bien des questionnements. En particulier, une question souvent posée par des participants aux formations d’intervention, en entreprise avec l’approche interactionnelle, est la suivante : comment passer de l’individuel au collectif ? Peut-on aborder suivant les mêmes logiques, une situation individuelle et une difficulté collective ?
Du point de vue de la logique développée par ce qu’on a coutume d’appeler « l’école de Palo Alto », cela ne fait pas de doute. Encore faut-il aller un peu plus loin que cette simple affirmation si on veut éclairer les lecteurs intéressés par l’approche en question.
Il ne s’agit cependant pas ici de développer les principes théoriques ni les approches méthodologiques qui pourraient étayer cette affirmation quant à l’unicité du travail aux niveaux collectif et individuel. Aussi je voudrais plutôt mettre l’accent sur la logique d’ensemble (épistémologique, dirait Bateson) qui gouverne la réflexion et insister, au risque de métaphores plus ou moins adaptées, sur la position de l’intervenant dans une logique interactionnelle.
Quand on admet cette logique interactionnelle, pour laquelle l’homme n’est pas seul « face » au reste du monde, à l’écosystème, qu’est-ce qui distingue l’individu du groupe ? Certainement pas le fait qu’il serait une monade isolée de son contexte et pour laquelle la jonction avec les autres (et l’univers en général) serait une question essentiellement problématique. La logique interactionnelle suppose au contraire, comme d’ailleurs la philosophie traditionnelle chinoise ou le zen, une relation continue entre les éléments du vivant.
Dans une discipline comme l’aïkido, par exemple, l’apprenant doit travailler généralement avec un seul partenaire/adversaire. Cependant et très vite, les épreuves qui évaluent son parcours feront intervenir plusieurs partenaires. Le principe n’est pas de se focaliser sur l’attention à un adversaire mais plutôt d’apprendre, à travers l’entraînement en binôme, à faire face à des situations globales. L’apprentissage vise donc à réagir à des situations et à s’adapter en fonction de celles-ci. Le processus est au centre de la perspective, non les éléments spécifiques temporaires.
Ces éléments de réflexion pour faire passer l’idée que la distinction « individu/groupe » n’est pas aussi évidente que ce que nous avons l’habitude d’en penser. Il ne faudrait cependant pas laisser croire l’inverse : par exemple, qu’il suffirait de transférer nos principes de l’individu au groupe sans faire de distinction.
Une complexité croissante
En fait, le niveau de complexité et d’organisation d’un système augmente avec sa taille. Dans un combat avec plusieurs adversaires, il faudra tenir compte de leur tactique d’approche, chercher à ne pas se rendre vulnérable à certains pendant que le contact physique se fait avec l’un ou l’autre, etc. Autant de points d’attention qui tiennent compte de la situation. Mais au fond, celle-ci n’est pas fondamentalement différente selon qu’un seul ou plusieurs adversaires s’y manifestent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle s’entraîner avec un seul partenaire reste pertinent.
On voit donc deux caractéristiques fondamentales se profiler : d’une part, la perspective liée au processus dans lequel on se situe ; d’autre part l’attention à la situation spécifique, celle-ci n’étant qu’une actualisation parmi d’autres de celui-là.
« Passer » de l’individu au groupe dans le cadre du changement, ce n’est donc pas passer d’un contexte théorique à un autre. C’est plutôt passer d’un niveau de complexité, et plus spécifiquement, d’organisation, à un autre. L’intervenant devra tenir compte de cette dimension plus complexe d’organisation.
Les habitudes de comportement, de perception et de raisonnement (redondances, ou système de perception-réaction) s’emboitent comme des poupées gigognes au sein de niveaux hiérarchiques successifs. Les niveaux supérieurs contraignent relativement les niveaux inférieurs, qui composent relativement avec les niveaux contraignants.
Les frères et sœurs ne sont pas tous identiques dans une famille, ils composent plus ou moins avec les obligations et interdits, et les parents contraignent plus ou moins chacun des enfants. Le groupe fait plus ou moins pression sur chacun de ses membres, qui composent chacun plus ou moins avec leur appartenance au groupe (à l’équipe, à l’entreprise,…).
Comment l’intervenant aménage-t-il un système relationnel adéquat avec un groupe et avec les individus qui en font partie ?
En repérant les redondances relatives au groupe, et celles relatives aux individus. En se rappelant que les individus peuvent développer des conduites en opposition au groupe, mais toujours jusqu’à la limite du risque de se faire exclure (si ce risque existe : est-il compris dans les régulations internes au groupe ?).
Au sein de ces situations spécifiques, le modèle de résolution de problème est maintenu. Ainsi, il faudra se poser la question de quel est le problème, et pour qui ? Souvent, les problèmes sont différents (ou perçus différemment) selon les niveaux d’organisation où ils se posent. Est-il possible de proposer une définition du problème acceptable par tous et servant de base à une action de résolution ?
A partir de là, il faudra veiller à faire définir des objectifs minima à chacun des niveaux pertinents, et mobiliser chacun dans son contexte particulier d’interaction. En même temps, il faudra s’assurer que les régulations hiérarchiquement différentes et contraignantes permettent cette responsabilisation et cette mobilisation. Les problèmes à un niveau doivent être résolus, mais cette résolution doit se faire en laissant les marges de manœuvre suffisantes pour que les problèmes puissent être résolus par les personnes concernées.
Un positionnement crucial de l’intervenant
Dans ce contexte d’une certaine complexité, la position de l’intervenant est cruciale. Une position d’expert sur la solution à mettre en place fera de lui la cible de tous les insatisfaits, et il finira sans doute en fusible : grillé mais fier de sa compétence injustement niée. Par contre, s’il garde une position d’expertise sur le cadre de l’intervention, sur la manière de mener le travail qui permettre de faire émerger des solutions, il peut mobiliser les personnes sur la recherche de solutions nouvelles. Dans ce cadre, il ne s’opposera pas aux uns et aux autres, mais les encouragera plutôt à développer leurs logiques habituelles tout en prédisant l’échec et en acceptant d’avance son rôle de fusible. C’est à dire que, au lieu de contredire ses interlocuteurs, il les encourage dans une logique qui les a toujours menés à l’échec, et prédit aisément cet échec. Ce faisant, il les prépare à accepter d’essayer autre chose et de se faire aider dans ces modes d’interaction inconnus.
Dans ce contexte, ce n’est pas à l’intervenant de gérer les relations dans les groupes ; il doit plutôt tenir une position dans laquelle ses interventions ne laissent pas la possibilité aux personnes de ne pas tenir compte du groupe et des autres individus. Comme toujours dans la logique de l’intervention systémique et stratégique, l’action de l’intervenant vis à vis des personnes concernées est essentiellement de type négatif : il s’agit de les empêcher de poursuivre des logiques dysfonctionnelles, de manière à ouvrir la possibilité à de nouveaux comportements, plus satisfaisants.
La complexité du groupe rend plus difficile le maintien de la position de l’intervenant, face à des réactions diverses et souvent contradictoires. Il lui faudra pourtant, comme avec un seul « client », décliner avec grâce toute tentative de se mettre en compétition et relancer chacun vers sa responsabilité dans les interactions tout en bloquant les tentatives de solution. La danse de l’intervention a quelque chose du reflet de la danse de l’aïkido.
Claude Duterme
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