L’apprentissage défensif dans les organisations de travail

 

Selon l’approche de Palo Alto, chaque personne en interaction quotidienne avec d’autres fait continuellement des apprentissages  qui influencent sa manière de se comporter. Si certains apprentissages génèrent des progrès, d’autres sont défensifs afin de faciliter pour chacun la préservation de son intégrité.

L’apprentissage comme une dynamique de progrès individuelle et collective.

À l’origine, le concept d’apprentissage était réservé à l’acquisition de compétences individuelles. Ce terme est apparu transposé aux organisations, sous le terme d’apprentissage organisationnel pour la première fois, au travers des travaux de Simon et March (1958). Pour Koenig (2006) : « On peut définir l’apprentissage organisationnel comme un phénomène collectif d’acquisition et d’élaboration de compétences qui, plus ou moins profondément, plus ou moins durablement, modifie la gestion des situations et les situations elles-mêmes. ». Peter Senge (1990), en se concentrant sur le sujet en apprentissage, donne une définition plus large. Il indique que : « Dans les organisations apprenantes, les individus améliorent sans cesse leur capacité à créer les résultats désirés, de nouvelles façons de penser surgissent et se développent continuellement, la vision collective accorde une marge de liberté importante, et les individus apprennent comment mieux apprendre ensemble. ».  La plupart du temps l’idée d’apprentissage est associée à celle de progrès, d’amélioration individuel et collectif. Actuellement, de nombreuses parutions mettent en exergue tout l’intérêt de l’intelligence collective comme source d’apprentissage permanent. L’apprentissage organisationnel peut être délibéré, au travers d’une démarche volontaire de la part des membres d’une organisation, mais aussi involontaire, dans le cas d’effets connexes à l’activité de l’entreprise (Garreau, 2006). Cette caractéristique souligne qu’il existe des circonstances volontaires et involontaires au processus d’apprentissage organisationnel. Mais en privilégiant un angle de vue orienté progrès, on se rend compte qu’une part importante apprentissages d’une autre nature est passée sous silence. Je les appelle les apprentissages défensifs.

L’apprentissage défensif  : la face cachée de l’apprentissage organisationnel.

Gregory Bateson, dont les travaux ont inspiré l’approche systémique de l’école de Palo Alto définit l’apprentissage comme « un accroissement de la redondance entre celui qui apprend et son environnement ». Or, pour Bateson, il ne se s’agit pas d’un accroissement linéaire, mais plutôt par paliers (généralisation, compréhension soudaine, changement d’habitudes et d’attitudes).  D’un point de vue systémique, nous avons coutume de dire que  chaque interaction donne lieu à une interprétation, qui influence les interactions suivantes et ainsi de suite. Il est possible que dans des contextes contraignants « Des individus produisent des stratégies personnelles d’esquive et de dissimulation, dont l’ensemble aboutit à une esquive et à une dissimulation généralisée au niveau de l’organisation. » (Argyris, 2003). Ces comportements que j’appelle défensifs peuvent être compris comme des comportements, adaptatifs à un contexte spécifique.  J’envisage, sous cet angle, les comportements de démotivation,de fuite des responsabilités ou d’évitement, de résistances ou de sabotage du changement comme des conséquences logiques à des apprentissages défensifs faits dans la banalité d’interactions quotidiennes infructueuses.   Par exemple, lorsqu’une personne entend un discours managérial l’invitant à prendre des initiatives, mais se sentant critiquée pour chaque initiative prise, elle finit par décider de ne plus en prendre. De la même manière, une autre personne qui n’obtient pas de réponses de sa hiérarchie au sujet d’orientations stratégiques, de contraintes économiques, se retrouve après plusieurs mauvaises expériences interactionnelles dans une position d’embarras qui risque d’alimenter du repli et d’agressivité de la part de ses interlocuteurs. Un manager régulièrement exposé à la passivité de ses collaborateurs peut préférer prendre les projets en charge lui même, plutôt que de perdre du temps à temps de leur déléguer, ses collaborateurs ayant la confirmation qu’ils peuvent maintenir leur passivité. En envisageant le comportement défensif comme étant la conséquence d’une situation interactionnelle qui ne laisse pas d’échappatoire, il est possible de le percevoir comme un indicateur de progrès plutôt que comme un signe de mauvaise volonté d’un collaborateur freinant.

L’apprentissage défensif comme opportunité de progrès pour les organisations.

Gregory Bateson, par une lecture plus interactionnelle des difficultés humaines, a positionné la double contrainte comme un élément d’explication des conduites de démotivation, de fuite, d’évitement. Elles constituent une stratégie idoine pour une équipe, un individu dans une organisation afin de faire face à des injonctions contradictoires. A partir de cette explication, les comportements défensifs peuvent être envisagés non plus comme des défaillances individuelles mais plutôt comme la “qualité”, une particularité qui émerge d’une relation dysfonctionnelle entre un ou des individus et un mode d’organisation collectif défaillant. «La cause du problème n’est plus à rechercher dans un groupe ou un individu “malade” en lui-même, mais bien dans une “maladie” de la communication qui pervertit le rapport de ce groupe ou de cette personne au reste de l’organisation. » (Vargas, 1984). Dans la mesure où ces attitudes peu constructives constituent les seuls comportements adaptés en réponse à une situation de double contrainte, nous proposons que les dirigeants, managers et collaborateurs s’appuient sur l’idée que les comportements défensifs, d’évitement ou de conflits constituent un indicateur de la présence de situations interactionnelles pénalisant l’efficacité individuelle et collective. Tant du point de vue de l’organisation que du point de vue des personnes,  Hennestad (1990) parle alors d’incapacité généralisée à apprendre à apprendre. Argyris et Schön parlent de la difficulté à faire émerger dans un ensemble de routines organisationnelles des raisonnements constructifs plutôt que défensifs face à des situations embarrassantes. L’impossibilité d’évoquer ces situations en dehors d’une lecture centrée sur la responsabilité des personnes impliquées bloque la possibilité de réaliser un ajustement qui irait dans le sens de la clarification ou de l’assouplissement de certains jeux relationnels.

Pour conclure, en privilégiant une lecture interactionnelle du fonctionnement de l’organisation, les comportements d’évitement, vus sous l’angle de la double contrainte, constituent autant d’opportunités d’intervention pour activer l’apprentissage organisationnel. Le déblocage, des situations interactionnelles perçues comme des doubles contraintes, ouvre la possibilité de libérer la capacité d’apprendre à apprendre. L’intérêt d’un regard interactionnel est ainsi de « […] développer la vigilance vis-à-vis des injonctions paradoxales, qui conduisent au mieux à la confusion au pire à l’aliénation des sujets, mais qui sont in fine improductives pour l’organisation. » (Bourguignon in Perret et Josserand, 2003).

Olivier Millet